Darwin et les pièges... à saucisses!
Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (18 août 2021)
Dans la moiteur vert tendre des sphaignes, un rayon de soleil allume une couronne de perles scintillantes, aux reflets rouge vif. Plusieurs petites couronnes en fait, disposées en rosette autour d’une fine hampe, dont l’extrémité est courbée telle une crosse de fougère portant huit à dix bourgeons floraux. Les fleurs s’ouvriront successivement à partir de la plus basse, chacune en cinq pétales immaculés. Leur éclosion est brève, généralement autour de midi, alors que le soleil est au plus chaud.
C’est la Droséra à feuilles rondes, la plus commune parmi la quinzaine de plantes carnivores trouvées au Québec. Présente au CINLB, on la retrouve surtout dans les sols acidulés des tourbières à sphaignes, pauvres en azote et en phosphore. La «carnivorité» constitue une adaptation évolutive permettant à ces plantes de trouver, dans les protéines de leurs proies, l’azote requise qu’elles ne peuvent puiser à même le sol où elles croissent. Les victimes de la droséra sont surtout des insectes, et cette plante peut en capturer jusqu’à 2000 en une saison!
Ce sont les petites feuilles rondes, à peine larges d’un centimètre et regroupées à la base de la plante, qui constituent le piège fatal. Chacune est recouverte de quelques dizaines de poils glandulaires comme autant de tentacules à l’extrémité desquelles perle un liquide visqueux. Celui-ci exhale une légère odeur mielleuse qui leurre les insectes. Dès qu’un petit volatile s’y pose, il est englué comme dans du papier tue-mouche, et le mouvement des poils repliés contre la proie fait glisser peu à peu celle-ci vers le centre de la feuille où sont concentrés les enzymes digestifs. L’absorption des nutriments peut prendre un jour ou deux, au bout desquels il ne restera que la carapace chitineuse vidée de sa substance.
Darwin a été l’un des pionniers dans l’étude des plantes carnivores, qui le captivaient au plus haut point. À partir de 1860, il effectuera une longue série d’expériences sur celles-ci, en particulier avec la Droséra à feuilles rondes, également présente en Angleterre, et dont il décrira minutieusement les processus de capture et de digestion. Il a notamment observé qu’en plus des proies habituelles, la plante réagissait également à la viande, au fromage et à la saucisse, mais qu’elle semblait indifférente au sucre ou aux graisses végétales. Il publiera en 1875 un ouvrage remarqué sur le sujet, considéré de nos jours comme ayant établi les fondements de la recherche moderne sur les plantes carnivores.
La Droséra à feuilles rondes apparait comme de petites couronnes de perles scintillantes disposées en rosette autour d’une fine hampe portant de huit à dix bourgeons floraux. – WIKIMEDIA COMMONS
Une mouche a succombé à l’attrait fatal des petites perles mielleuses et gluantes. – WIKIMEDIA COMMONS