La petite muse de... l'intelligence artificielle
Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (27 avril 2022)
Intrigué par un bruit étrange, le promeneur s’est arrêté au bord de la piste, près d’un ruisseau marécageux. Une espèce de ronflement monte des flaques herbeuses, un renâclement bizarre, rappelant le bruit d’un doigt frotté sur un ballon mouillé. Le naturaliste écoute plus attentivement et reconnait dans ce curieux chant d’amour, celui de la Grenouille Léopard.
Cette espèce porte bien son nom, en raison des taches noires, vaguement circulaires et entourées d’une mince ligne pâle, qui parsèment son dos, ses flancs et ses cuisses. Contrastant contre le corps, couleur d’émeraude ou de bronze, ces marques lui garantissent un camouflage efficace dans les prairies où elle s’aventure après la période d’accouplement. Deux plis dorsolatéraux blanchâtres séparent le dos des flancs. Ses yeux globuleux révèlent des iris, rayés d’or et d’ébène, enchâssant chacun une pupille noire, en forme d’ellipse, finement cerclée de jaune.
La forme et la position des yeux sur le dessus de la tête lui permettent de déceler les dangers tout autour, alors que le reste du corps reste immergé. Mais la grenouille en tire un autre profit, assez insolite. Les biologistes ont remarqué, lorsqu’elle avale une proie, qu’elle cligne alternativement des yeux, qui s’enfoncent alors dans leurs orbites. En fait, elle utilise ses globes oculaires pour aider la déglutition et pousser sa prise plus loin vers l’œsophage!
La Grenouille Léopard a par ailleurs apporté une contribution inestimable à la neurophysiologie car, dès les années 1950, plusieurs des études pionnières sur les propriétés des neurones ont porté sur cette espèce. Elle a ainsi aidé à élucider la biomécanique des mouvements des membres, et c’est encore un animal fréquemment utilisé pour les dissections des nerfs et des muscles dans les classes de Biologie.
Une autre contribution immense, bien que moins connue, concerne l’établissement des fondements des réseaux de neurones qui sous-tendent aujourd’hui les avancées les plus spectaculaires de l’intelligence artificielle. Un article, paru en 1959 et intitulé «What the frog’s eye tells the frog’s brain» («Ce que l’œil de la grenouille raconte à son cerveau») 📄, a été l’un des premiers écrits à démontrer, sur cette espèce, formellement aussi bien qu’anatomiquement, comment un ensemble de neurones interconnectés pouvait extraire, à partir des signaux parvenus à la rétine, des informations pertinentes concernant la forme et le mouvement des objets.

La Grenouille léopard porte bien son nom en raison des taches noires, vaguement circulaires, qui parsèment sons dos, ses flancs et ses cuisses. – WIKIMEDIA COMMONS

La couleur de son corps vert d’émeraude et les marques qui le recouvrent lui garantissent un camouflage efficace dans les prairies où elle s’aventure. – WIKIMEDIA COMMONS