L’oreille «parabolique» de l’ingénieure des ponts

Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (12 octobre 2022)

La température s’est brusquement rafraichie et plusieurs petits oiseaux – roitelets, bruants, mésanges ou parulines tardives – se disputent dans les fourrés le moindre insecte blotti. Pour certains, ce sont les derniers jours d’approvisionnement avant le départ migratoire. L’observateur à l’affût a quitté la piste cyclable pour descendre à pas feutrés sous le pont, car il a vu plusieurs des volatiles y affluer, comme s’ils y trouvaient quelque pitance cachée. Mais son attention est distraite par de grandes toiles orbiculaires, à trois ou quatre mètres de lui, tissées sous le tablier à proximité de la rive. Chacune des toiles se déploie sur environ cinquante centimètres de diamètre.

À cette distance, ses jumelles lui permettent d’observer une araignée accroupie, tête en bas, au moyeu de sa toile. Un motif en fleur de lys se détache en pâle sur son abdomen couleur noisette, et le céphalothorax gris acier est bordé d’arcs de cercle de couleur crème. C’est Larinioides sclopetarius, l’Épeire des ponts, nommée ainsi en raison de son attrait pour les structures construites près des plans d’eau, tels les ponts, les barrages et les quais. La taille moyenne de la femelle est d’environ 15 millimètres, et celle du mâle est généralement deux fois plus petite. C’est une espèce dite «parasociale», car plusieurs individus de différentes générations peuvent établir leurs toiles au voisinage l’un de l’autre, en utilisant parfois les mêmes substrats pour agripper leurs constructions.

À un moment, l’observateur s’est raclé bruyamment la gorge, et a constaté avec stupeur que l’araignée s’était aussitôt orientée vers lui… alors qu’il est distant de plus de trois mètres des toiles

Le mâle est paré des mêmes motifs que la femelle (figure de gauche), mais son corps est plus allongé et ses pattes sont proportionnellement plus longues. – WIKIMEDIA COMMONS

L’abdomen brunâtre de la femelle est marqué d’un motif fleurdelisé. Le céphalothorax gris acier est bordé d’arcs de cercles de couleur crème. – WIKIMEDIA COMMONS

Les araignées n’ont pourtant pas d’oreilles. Mais leurs pattes sont couvertes de soies fines, les «trichobotries», qui leur permettent de détecter des vibrations de la toile et d’infimes mouvements de l’air à proximité. Les araignées et les insectes possèdent également des «organes lyriformes», de petites fentes disposées en parallèle (comme les cordes d’une lyre) près des articulations. Ce sont des structures sensorielles qui perçoivent les déformations mécaniques produites par des contractions musculaires, mais aussi par des stimuli externes, tels des contacts physiques, des ondes sonores ou même des courants d’air.

Or la soie des toiles réagit elle même fidèlement à ces vibrations qui sont directement transmises à l’araignée via les organes sensoriels disposés sur ses pattes et son corps. En outre, la surface de la grande toile tissée par l’Épeire des ponts peut atteindre jusqu’à 10 000 fois celle de l’araignée qui l’habite, ce qui lui permet de percevoir des vibrations beaucoup plus lointaines que celles enregistrées à proximité par les soies de ses pattes. En février 2022, des chercheurs américains ont publié, dans Proceedings of the National Academy of Science, les résultats de leurs travaux sur la perception sonore de Larinioides sclopetarius, amplifiée à l’aide de sa «prothèse auditive». Ils en concluent que ces araignées peuvent ainsi percevoir, jusqu’à trois mètres de distance, le vol de petits insectes aussi bien que le pépiement des oiseaux, et orienter correctement leur regard vers la source sonore. Leurs observations portent même à croire que l’araignée peut, en pinçant légèrement la toile avec ses pattes, moduler la sensibilité de détection de sa «prothèse»!