Une «arpenteuse-géomètre»… qui n’a pas peur du froid
Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (23 novembre 2022)
Les premières neiges ont été soudaines, dès la mi-novembre. Puis le temps s’est radouci, la pluie a pris la relève et lessivé le couvert blanchâtre. Bien que le soleil ait rehaussé la température à huit degrés, le fond de l’air reste frais. Bizarrement, deux petites choses pâlottes virevoltent entre les arbustes dégarnis, tels des flocons égarés. Incroyable! Des papillons à la fin novembre!
Ce sont des mâles de l’espèce Operophtera bruceata, abondante d’un océan à l’autre, dans le sud du Canada et le nord des États-Unis. Les anglophones l’appellent native wintermoth, (= «papillon d’hiver d’ici»). Leur corps est long de sept à dix millimètres et leurs ailes de couleur crème, traversées de lignes sinueuses grisâtres ou brunâtres, ont un empan de 2,5 à trois centimètres. Les femelles sont pour leur part dépourvues d’ailes, une caractéristique étrange pour un papillon!

La démarche typique de la chenille arpenteuse. – WIKIMEDIA COMMONS
Ces Lépidoptères appartiennent aux Geometridae (= «famille des géomètres»), un nom conféré en raison du mode de déplacement de leurs chenilles, appelées «arpenteuses». Celles-ci ont trois paires de pattes thoraciques et deux paires de fausses pattes à l’arrière. Elles progressent en s’agrippant de leurs pattes avant, puis en recourbant fortement leur dos pour rapprocher leurs «pattes-arrière», qui s’agrippent à leur tour, libérant l’avant du corps pour un nouveau «pas». Elles donnent ainsi l’impression d’«arpenter» l’espace franchi.
Les adultes émergent des cocons en novembre. Les femelles grimpent aussitôt au sommet des branches, d’où elles émettent des phéromones pour attirer les mâles qui sont à leur recherche, dans l’air cru de l’automne. Après l’accouplement, parfois alors que la neige recouvre le sol, les femelles pondent leurs œufs dans les crevasses d’écorce. Les adultes meurent après la reproduction.

Le mâle Operophtera bruciata sur un rameau de Thuya occidental à la recherche d’une femelle. – WIKIMEDI COMMONS
Les œufs éclosent en mai à l’ouverture des bourgeons. Les chenilles tissent alors de longs fils et sont emportées par les courants chauds et les vents vers le faîte des arbres – érables, hêtres et peupliers – dont elles ravageront les feuilles. Début juillet, après quatre mues, elles se laisseront choir au sol, tisseront un cocon de soie et s’y transformeront en chrysalides jusqu’à leur émergence en adultes à l’automne.
Selon les chercheurs, certaines des caractéristiques de cette espèce constitueraient une adaptation résultant de la sélection naturelle. La sortie tardive des adultes a lieu après que plusieurs oiseaux insectivores ont achevé leur migration. L’absence d’ailes des femelles leur épargne en outre la dépense d’énergie occasionnée par le vol… ou le risque d’aboutir dans un pare-brise au hasard des envolées! Elles peuvent ainsi produire plus d’œufs et restent confinées à proximité des arbres où leurs chenilles trouveront leur alimentation.

La femelle, de couleur terne et sans ailes, bien camouflée sur un fragment d’écorce. – WIKIMEDIA COMMONS