La carte mentale du danseur trapéziste
Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (6 juillet 2022)
Dans la clairière chauffée par le soleil, les plants de carotte sauvage oscillent doucement au vent léger. Sur l’un d’eux, juste sous l’épi floral, une petite chose noire et rouge vient de s’embusquer, à moins d’un mètre du naturaliste, qu’elle fixe de ses énormes yeux. C’est un Phidippus clarus mâle, d’environ un centimètre, l’une des plus grosses parmi les araignées sauteuses, les Salticidae. Cette famille est la plus grande au monde, car parmi toutes les espèces d’araignées décrites, environ une sur huit en fait partie.
Le corps de la femelle est généralement beige, parsemé de taches crème et chocolat. Le céphalothorax du mâle est noir, de même que ses pattes qui sont marquées de blanc à certaines articulations. Son abdomen, d’un vermeil éclatant, est traversé d’une bande noire en son centre et séparé du céphalothorax par une ceinture blanche. Les chélicères (appendices dotés de crochets près de la bouche) sont iridescentes, variant entre le turquoise et l’émeraude. Lors de la parade nuptiale, le mâle les découvre à la femelle en écartant ses pédipalpes, en même temps qu’il ouvre et agite ses longues pattes antérieures, accompagnant sa dance des vibrations de son abdomen. Lorsque la femelle accueille favorablement l’hommage de son prétendant, elle lui fait face et incline légèrement son abdomen de côté.

Lors de la parade nuptiale, le mâle découvre à la femelle ses chélicères iridescentes en écartant ses pédipalpes. Ses énormes yeux antérieurs lui assurent une vision exceptionnelle. – WIKIMEDIA COMMONS

Le corps de la femelle est beige, parsemé de taches crème et chocolat. Lorsqu’elle accueille l’hommage de son prétendant, elle le signifie en inclinant légèrement son abdomen de côté. – WIKIMEDIA COMMONS
Les Salticidae sont dotés de la meilleure vision parmi les invertébrés terrestres, dépassant de loin celle des libellules. L’excellente résolution des images recueillies, combinée à une bonne perception des couleurs, est exploitée dans la sélection de repères au cours de leurs pérégrinations, et aussi lors de la parade nuptiale. Leur vision tridimensionnelle leur permet d’apprécier fidèlement les distances, tant sur le plan horizontal que vertical. Cette araignée sauteuse peut effectuer avec précision des bonds de cinquante fois sa taille. Elle fixe au préalable un fil de soie à son perchoir, qui pourra au besoin lui servir de fil de rappel.
Selon les chercheurs, lorsque Phidippus clarus aperçoit une proie distante, il se forge une carte mentale du trajet à parcourir, en tenant compte des détours requis pour atteindre sa cible. S’il doit changer sa direction pour contourner un obstacle, grimper sur une tige ou se lancer dans le vide, il semble garder en tête la position visée et il retrouvera la bonne orientation pour y arriver. Les études expérimentales ont d’ailleurs révélé que l’enlèvement ou le déplacement de certains repères sur son territoire (grandes fleurs, cailloux, bouts de bois) perturbaient sa capacité à poursuivre correctement son trajet. L’araignée semble retenir également les repères visuels autour de son nid et les exploiter pour y revenir en fin de journée.