Le cristal d'herbe... à la sortie des eaux
Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (17 août 2022)
Le petit étang apparaît tel un oasis secret au cœur de la forêt dense. Une colonie de Callas des marais s’y est taillé un petit territoire, disputé çà et là par des Carex crépus. Quelques libellules rouge vif se poursuivent dans les rayons du soleil qui traversent les frondes hautes des fougères: des Osmondes cannelles et des Onoclées sensibles qui fusent en gerbes et enserrent le plan d’eau comme un écrin. L’air est lourd et moite. Il y règne une atmosphère de début du monde.
Une biologiste de l’équipe se penche soudain vers le tapis de lentilles qui recouvre l’eau claire par endroit. Un curieux amas végétal, flottant juste sous la surface, a attiré son attention. La petite masse qu’elle recueille en main a l’apparence d’algues marines, de petites tiges entremêlées qui se divisent en «Y». C’est Riccia fluitans, une «hépatique à thalles» faisant partie des Bryophytes. On dirait que cette plante croît comme un cristal, en se scindant en deux branches séparées d’environ soixante degrés, et en répétant le processus, comme dans les flocons de neige. Le nom anglais de la plante est d’ailleurs Floating Crystalwort (= «cristal d’herbe flottant»).

Le petit étang apparait tel un oasis secret au cœur de la forêt dense. Il y règne une atmosphère de début du monde. – PHOTO MICHEL AUBÉ
Les Bryophytes – auquel appartiennent notamment les hépatiques et les mousses – sont les plantes qui ont conservé le plus de caractères ancestraux. Elles sont ainsi apparentées à celles qui se sont affranchies du milieu marin et qui ont colonisé la terre ferme, il y a environ 500 millions d’années, un événement généralement appelé «sortie des eaux». Le mot «thalle» désigne un corps végétatif primitif qui n’est pas différencié en tige, feuilles, fleurs, stolons ou racines, et que l’on retrouve chez certains Bryophytes, mais aussi chez les algues, les champignons et les lichens. Chez Riccia fluitans, les thalles vert émeraude sont plats comme un ruban et se terminent en «Y», dont la longueur des branches varie entre 0,2 et 2 centimètres et la largeur entre 0,5 et 0,8 millimètres. C’est une plante amphibie, qui peut prendre une forme aquatique et une forme terrestre. Une recherche publiée dans la revue Frontiers in Plant Science en mai 2022 a analysé minutieusement les modalités de passage entre les deux formes.

La forme aquatique présente une multitude de brins entremêlés, chacun terminé en forme de «Y». L’ensemble flotte juste sous la surface de l’eau, fournissant un abri apprécié des ménés et des petits invertébrés. – WIKIMEDIA COMMONS
La «terrestrialisation» pose en effet de sérieux défis pour éviter la dessiccation du tissu végétal, assurer les échanges gazeux et ancrer la plante au sol en favorisant l’absorption d’eau par capillarité. Les petites chambres aérifères qui assuraient la flottabilité de la forme aquatique vont se transformer en pores pour les échanges avec l’air. Une division cellulaire accentuée va également permettre de renforcer les parois des thalles qui vont s’épaissir et s’élargir. La surface inférieure va finalement se couvrir de rhizoïdes, de petits filaments qui vont assurer la fixation de la plante au sol et l’absorption de l’eau qui s’y trouve. En quinze jours seulement, la transformation est complétée. Les chercheurs considèrent que l’étude détaillée de ce processus chez Riccia fluitans offre un modèle inédit contribuant à éclairer les adaptations requises par la colonisation terrestre, l’un des événements les plus significatifs de l’histoire de la vie sur la Terre.

Dans la forme terrestre, les parois plus épaisses des thalles leur permettent d’être plus résistantes à la dessiccation. Sous la surface, une multitude de rhizomes assurent leur enracinement dans le sol humide. – WIKIMEDIA COMMONS