Concert nocturne, porte-croix et cryogénie
Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (20 avril 2023)
Pour sa soirée à l’orchestre, la jeune femme a enfilé de longues bottes, jusqu’à mi-cuisses. Dans l’air du soir encore frais, elle apprécie l’écharpe de laine contre son cou. En quittant la voiture, elle s’arrête un instant, touchant du bras son camarade. Quelques sifflements flûtés s’échappent au loin, comme si l’on vérifiait une dernière fois la tonalité des instruments. Puis le concert démarre, en un crescendo rapide, qui devient vite assourdissant, presque affolant. Mais au flic-flac produit par leur entrée dans la mare printanière, le silence s’abat si soudainement qu’il en semble bruyant.
Les deux naturalistes venus pour leur inventaire d’amphibiens aperçoivent sous les faisceaux de leurs frontales une Salamandre maculée et deux Tritons verts qui fuient entre les plantes immergées. Puis le concert repart, d’abord lentement, avec en musique de fond la trille soutenue des Crapauds d’Amérique. Les sons gagnent rapidement en puissance, avec en dominance une espèce de pépiement aigu répété des centaines, voire des milliers de fois. Le chant des Rainettes crucifères qui perce ainsi l’air nocturne fait replier les observateurs vers la berge, inquiets que leurs tympans ne s’endommagent sous l’intensité sonore.
Ce petit amphibien de deux centimètres, qui peut tenir aisément sur l’extrémité du pouce, produit un son qui avoisine, à une distance de cinq mètres, une centaine de décibels, soit le bruit d’un concert rock ou d’une tronçonneuse! Seuls les mâles chantent, pour attirer les femelles, et ils rivalisent dans l’intensité comme dans la fréquence de leurs cris. Se retrouver au milieu d’un chœur de quelques centaines d’individus pendant plus d’une vingtaine de minutes peut effectivement occasionner des dégâts irréversibles pour l’oreille humaine.
Sur son dos couleur chamois, cette rainette arbore un «X» sombre qui la rend facilement identifiable et qui lui a conféré le qualificatif de «crucifère». Pour sa sérénade nuptiale, le mâle gonfle d’abord sa gorge en un petit ballon qui atteint un diamètre comparable au tiers de son corps. Puis il compresse ses poumons pour faire passer l’air entre ses cordes vocales dont la vibration sonore est amplifiée par le sac vocal.
Cette espèce étonnante impressionne également par son mode d’hibernation. Comme nos autres rainettes et comme la Grenouille des bois, la Rainette crucifère passe l’hiver en cryogénie, sous la litière de feuilles, grâce à une production volumineuse d’urée et de glycogène. Ces substances agiront à la manière d’antigels et protègeront ses tissus contre les risques d’éclatement dû à la congélation.
La Rainette crucifère est facilement reconnaissable à la marque sombre en forme de «X» sur son dos. – PHOTO JUDY GALLAGHER
Ce petit amphibien long de deux à trois centimètres peut aisément tenir sur le bout du pouce. – PHOTO BENNETT GRAFF
Le sac vocal que le mâle gonfle pour son chant nuptial atteint en diamètre le tiers de son corps. – PHOTO JUSTIN MEISSEN