Des papilles gustatives… sur tout le corps!

Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (26 mai 2021)

Il est 23 heures. Une masse sombre a bougé, à deux mètres environ, près d’un énorme tronc submergé. Dans le faisceau du projecteur, la bête se retourne lentement, souple et sinueuse sous l’onde. La tête aplatie semble disproportionnée en prolongement du corps mince, et huit tentacules ondulent, tel un serpent qui s’apprête à frapper. On dirait quelque monstre étrange échappé d’une mythologie ancienne.

Ce n’est pourtant que la Barbotte brune, l’un des poissons les plus abondants des plans d’eau peu profonds, eutrophiques, à eau tiède et à fort substrat végétatif. Cette espèce étrange fait partie d’un ordre biologique, les Siluriformes, communément appelés «poissons-chats» en raison de leurs «moustaches», et très populeux, car il regroupe le quart des espèces de poissons d’eau douce, le dixième de tous les poissons de la planète, et le vingtième de tous les vertébrés. Son corps au dos brun olive, marbré de noir, et au ventre couleur crème est d’allure franchement robuste. Sa queue habituellement rectangulaire est parfois légèrement échancrée, et ses nageoires dorsale et pectorales sont dotées de fortes épines aptes à freiner les ardeurs des prédateurs. Elles contiennent un venin qui, sans être mortel, peut occasionner des brûlures fort dissuasives. Lorsque le poisson est hors de l’eau, ces épines se verrouillent à 90 degrés par rapport à son corps. Elles peuvent ainsi blesser, étouffer ou même causer la mort d’un héron trop hâtif à ingurgiter sa proie.

La gueule de la barbotte est ornée de quatre paires de barbillons noirs: une derrière les narines, deux sous le menton, et la plus longue située de chaque côté de la bouche. Mobiles et souples comme des tentacules, ce sont essentiellement des organes sensoriels.

De la tête aplatie émergent huit tentacules qui ondulent, tel un serpent s’apprêtant à frapper. – PHOTO JEAN-FRANCOIS DESROCHES

Ces barbillons sont recouverts de quelque 20 000 papilles gustatives. Celles-ci ne correspondent cependant qu’au dixième des 200 000 qui recouvrent le corps de ce poisson dépourvu d’écailles. C’est un peu comme si cet animal n’était qu’une énorme langue, goûtant avidement le milieu environnant et y sélectionnant sa pitance en gourmet! Lors de sa tournée nocturne, la barbotte repère ainsi dans les bas-fonds la variété d’insectes aquatiques, de mollusques, de crustacés, de vers, d’algues ou d’œufs de poissons qui composent son menu.

Cette modalité sensorielle est primordiale dans les interactions sociales, et les congénères apprennent très tôt à reconnaître «au goût» les individus dominants, les territoires à respecter… et aussi les partenaires à courtiser. Vous dégagez un goût si fin ma chère, est-ce que l’on ne s’est pas déjà dégustés quelque part?