Le petit Tricératops carapacé blotti sous l'étagère vernie
Par Michel Aubé, passionné de Biodiversité (3 août 2022)
Le long du sentier de la Prucheraie, l’attention du promeneur a été attirée par un magnifique polypore au flanc d’un vieux conifère. Large d’une trentaine de centimètres, le champignon présente sur le dessus une surface rouge brique qui reluit comme si elle avait été vernie. C’est le Ganoderme de la pruche, que les anglophones appellent d’ailleurs hemlock varnish shelf (= «l’étagère vernie de la pruche»). Le tapotement des doigts sur le champignon produit un son creux, et fait du même coup chuter une petite chose brunâtre, de la taille d’un grain de café, qui semblait tapie en dessous. Intrigué, le promeneur examine de plus près le petit fragment tombé au sol parmi les brins d’écorce: un insecte étrange à la carapace rugueuse, immobile comme s’il faisait le mort. Longue d’un centimètre environ, la bestiole est recouverte d’un solide blindage tuberculé. Le grossissement rendu possible par la caméra du iPad fait apercevoir deux cornes saillantes sur le dessus du thorax et de plus petites au milieu de la tête, juste au-dessus des mandibules. On dirait vraiment un Tricératops en miniature!

Un coupe de Ténébrions cornus se rencontre sur la surface vernie d’un Ganoderme de la Pruche. – WIKIMEDIA COMMONS

Avec ses cornes et sa carapace blindée, le Ténébrion cornu ressemble fortement à un Tricératops miniature. – WIKIMEDIA COMMONS
C’est Bolitotherus cornutus, le Ténébrion cornu, un insecte discret qui habite sur des polypores comme l’Amadouvier ou le Ganoderme de la pruche, tous deux abondants au CINLB. L’insecte s’en nourrit, s’y reproduit et y pond ses œufs. Les chercheurs ont remarqué que ce coléoptère utilise fort peu ses ailes, et qu’il restreint la majorité de ses déplacements à la marche autour de son champignon hôte, dont il s’éloigne rarement plus de quelques dizaines de mètres. Son nom anglais, horned fungus beetle (= «coléoptère cornu des champignons») décrit à la fois son apparence et son habitat. Seuls les mâles sont dotés de cornes qu’ils utilisent pour déloger un compétiteur agrippé au dos d’une femelle lors de l’accouplement.
L’insecte n’est pas souvent observé par les non spécialistes, parce que ses mœurs sont surtout nocturnes, et qu’il passe une bonne partie de son temps dans les galeries creusées au cœur de son champignon hôte. Son nom français (Ténébrion) évoque d’ailleurs le monde des ténèbres, tant par son habitat et son mode de vie que par sa couleur sombre. En plus d’être souvent caché, cet insecte dispose de trois autres moyens efficaces pour son auto-défense: une solide carapace tuberculée, un mimétisme qui le fait ressembler à un fragment d’écorce (surtout quand il fait le mort), et un répulsif chimique. En effet, quand il sent à proximité la respiration d’un mammifère, l’insecte exhale un composé volatile à base de «benzoquinone», fort irritant pour la peau et les muqueuses du prédateur – souris ou musaraigne – qui avait cru trouver en lui une proie facile.